Tristan Frontier, l’aventure Ultra Panavision

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Tristan Frontier est directeur des opérations à la Société Nouvelle de Distribution (SND), un distributeur français qui appartient au Groupe M6. Son travail à lui et son équipe consiste à fabriquer la version française, rajouter le logo SND au début des films, l’éventuelle traduction des inserts à l’image, préparer la version projetée en salles, assurer la conception des DVD, la VOD et les déclinaisons PAD pour la diffusion télé.

SND a su faire le poids par rapport aux autres distributeurs afin de pouvoir distribuer Les 8 Salopards réalisé par Quentin Tarantino en 70mm Ultra Panavision. Si pouvoir distribuer un tel film nécessite de “gros chèques”, il fallait dans ce cas aussi proposer une offre de sortie en 70mm qui contente The Weinstein Company, l’ayant droit du long métrage.

S’il était uniquement question de le projeter en 70mm au début, il s’est par la suite avéré qu’il s’agirait d’Ultra Panavision, un format bien particulier utilisé pour la dernière fois en… 1966 ! Le problème étant que les lentilles permettant de projeter un tel format étaient depuis le temps perdues ou devenues inutilisables. De plus, le numérique étant passé par là, beaucoup de salles n’étaient plus équipées pour projeter de la pellicule…

Il nous raconte cette aventure inédite dans le cinéma français, qui aura permis à un format depuis longtemps oublié de renaître l’espace de quelques semaines.

“L’intéressant de ça c’est qu’un type comme Tarantino, grâce à sa notoriété, son talent, sa tchatche, sa hargne, a ressuscité des choses qui n’existaient plus.”

Le problème de la lentille 

On s’est engagé sur le 70, dans le format traditionnel du 70, s’ils (The Weinstein Company, ndlr) veulent ressortir des choses qui n’existent plus, on n’est pas sûr de pouvoir atteindre ce but là. Ils ont bien compris, donc ils ont cherché de leur côté ce qu’ils allaient pouvoir faire déjà dans leur pays, parce que je pense qu’ils avaient le même soucis, et après voir au niveau du monde entier comment ils allaient pouvoir gérer ça.

Nous en parallèle, nous avons travaillé avec des passionnés, comme Alain Surmulet, qui nous a vraiment épaulé sur la partie technique parce que c’est un projectionniste passionné par le cinéma, les projections argentiques, et c’est un fan absolu du 70mm. C’est vraiment la personne avec laquelle il fallait organiser tout ça, on s’est rapproché de lui. Il travaille aussi avec la CST (la Commission Supérieure Technique), ce qui faisait qu’on allait pouvoir avancer niveau technique sans prendre le problème à l’envers, tomber dans des pièges etc.

Nous avons mandaté la société 2AVI pour concrétiser la partie technique de notre projet. Alain et 2AVI ont essayé de leur côté de fabriquer eux-mêmes une optique spéciale à adapter sur les projecteurs 70 pour qu’on puisse reproduire le format Ultra Panavision. L’Ultra Panavision qui est donc un ratio 2.76 alors que d’habitude un scope tourne autour de 2.40. Pour optimiser tout ça et imprimer sur la pellicule, l’image prend une forme carré, anamorphosée, elle est compressée. C’est pour ça que c’est un format anamorphique. Donc le projecteur derrière doit la désanamorphoser, avoir une lentille anamorphique qui va restituer toute la largeur du format. C’est ça qui posait problème : toutes ces lentilles anamorphiques qui existaient jusque dans les années 60 avaient soit disparu soit n’étaient plus opérationnelles. Tellement vieilles qu’elles étaient ce qu’on appelle “piquées” : elles laissent moins passer la lumière, il y a une sorte de voile altéré par le temps qui s’est installé et elles peuvent même avoir des points, des défauts, quasi irréversibles. Il fallait absolument en fabriquer d’autres.

The Weinstein Company s’est penché sur une solution de son côté et quand enfin on a eu un retour disant “ça y est, on va vous envoyer une optique anamorphique” nous avions déjà conçu la notre. On l’avait testée, on était très contents du résultat, on a effectué plusieurs tests avec une vieille copie de Ben Hur complètement virée au rouge mais qui nous a bien aidé pour reconstituer le bon ratio image, on a pu faire tous nos réglages là dessus, et on avait notre optique disponible avant que Weinstein nous confirme qu’ils avaient trouvé une solution aussi. En fait ils ont refabriqué des optiques.

Le choix des salles

Dès qu’on a eu la confirmation qu’on avait ce film, que le contrat était signé et qu’on pouvait commencer à travailler dessus, on a contacté la société 2AVI à qui on a demandé d’opérer un audit sur un certains nombre de salles. On a fait un mailing à plus de 2000 exploitants en leur disant : “seriez-vous intéressés pour refaire vivre le 70mm et projeter le prochain Tarantino en 70mm dans votre cinéma ?” et on a eu très très peu de réponses, vraiment très peu. Au final une petite dizaine.

Nous avons décidé d’aller auditer toutes les salles qui étaient intéressées parce qu’il ne suffit pas de dire “oui on aimerait bien le faire”, il a fallu voir si techniquement c’était possible. Est-ce que la cabine est assez spacieuse pour accueillir un projecteur 70 qui est assez conséquent, un plateau qui prend de la place aussi, plus le projecteur qui permet de projeter les sous-titres ? Tout ça prend de la place. Est-ce qu’on pouvait y accéder aussi ? On a dû renoncer à des salles parce que le couloir d’accès était tellement exigu que rien ne passait. Y avait-il assez de hublots dans la cabine vers la salle pour pouvoir à la fois projeter l’image et les sous-titres ? Après on regardait ce qu’ils avaient comme matériel, s’ils avaient de quoi projeter du 70 ou pas, si tout était en ordre de marche ou nécessitait une remise en état. Ça allait de “on nettoie un bon coup, on re-huile tout ça, on re-vérifie tout et ça roule” à “le câblage est entièrement à refaire parce que tous les fils sont bouffés etc.” Est-ce que qu’il est complet ? Parce que dans un projecteur 70 il y a pleins de petits rouages avec des roues dentelées au format 70, il ne faut pas qu’il en manque une, qu’elle soit abîmée. Les parties en caoutchouc ne doivent pas être complètement rétractées… Il y a des dizaines de trucs comme ça à vérifier, ça fait aussi partie de l’audit technique.

Est-ce que l’écran de la salle en question est un écran silver, un écran métallisé, une technologie développée pour gagner de la luminosité pour les projections en 3D mais qui est une véritable catastrophe pour les projections argentiques ? En gros ça fait un point lumineux complètement aveuglant au centre de l’image, et plus tu occupes un siège qui est loin du milieu de l’écran plus tu descends en luminosité, t’as une perte de 80% sur les côtés. C’est énorme, ça ne réagit pas du tout bien donc cette solution-là était écartée de base. Toutes les salles avec un écran silver étaient systématiquement rejetées.

Une fois qu’on a fait cet audit complet, on a regardé ce qui allait manquer, le matériel déjà présent… On a choisi les salles en fonction du budget que ça allait représenter ainsi que l’enthousiasme des gens de la salle. Des directeurs de salles se sont vraiment battus pour avoir le film par exemple le Sésame à Aix qui remplissait tous les critères sauf qu’ils avaient un écran silver. On leur a dit “no way“… Et ils ont changé leur écran ! Un autre cinéma aussi à Rochefort, un nouveau complexe, leur but était de projeter des films en 35 et pourquoi pas en 70. Ils ont acheté un projecteur 70… Eux ils nous on fait très peur parce qu’ils ont acheté leur projecteur sur internet, il est arrivé comme il a pu et quand il est arrivé il ne marchait pas ! (rires). Donc ça a été compliqué, pour le coup il a fallu qu’ils le recâble complètement, qu’ils le remette en route etc. Quand on est arrivé chez eux pour les ultimes essais on ne savait toujours pas si on allait pouvoir jouer le film en 70 mais ils ont fini par faire tout ce qu’il fallait, ils ont bien répondu aux normes techniques qu’on leur avait imposées, et du coup ça a été nickel. On a eu affaire à des gens comme ça, on a eu le cinéma de Lomme qui avait dit “Oui, oui pas de problème on va projeter le film en 70” avant même de savoir s’il allaient avoir le matériel (rires) mais il était hors de question pour eux qu’ils passent à côté. Le projectionniste qui s’appelle Franck est un passionné de ces formats là, je pense qu’il aurait très mal vécu le fait de louper ça, donc il a tout fait pour. Il s’est décarcassé auprès de sa direction pour être prêt et pouvoir équiper sa salle à temps.

C’est cette aventure là aussi qui était intéressante, on était confrontés à des gens complètement passionnés par ce format, ils devaient se dire que c’était la dernière opportunité qu’ils auront jamais de projeter le film dans de telles conditions, qui sont des conditions vraiment magiques.

Le Grand Rex

On a projeté à côté de Lille à Lomme, à Elbeuf à côté de Rouen, à Aix, à Rochefort à côté de la Rochelle et au Marignan à Paris. Plus l’avant première, un peu exceptionnelle puisque qu’évènementielle avec l’équipe du film au Grand Rex pour plusieurs raisons. C’est la plus grande salle qui existe avec une capacité de 2500 personnes, une salle historique, très belle et très emblématique. C’est une salle que Tarantino adore, il était ravi qu’on puisse projeter le film dans cette salle mythique pour lui. Par contre le défi technique était compliqué puisque le projecteur 70 qu’ils ont n’est plus opérationnel du tout. En plus il est situé dans une cabine tellement haut dans la salle que ça déformait complètement l’image. Il y avait plein de problèmes qui auraient été un peu insolubles donc on a décidé de recréer une cabine de projection au niveau de la mezzanine pour accueillir un projecteur mobile qu’on a installé juste pour l’occasion.

La conception de la copie

La copie a été gérée par le producteur, The Weinstein Company. Ce qu’il faut savoir c’est que le film a été projeté en 70 mais il a aussi été tourné en 70. En fait le format de tournage ce n’est pas du 70, c’est du 65. Le 70 est censé pourvoir accueillir le son c’est pour ça qu’il y a une différence entre le format de tournage et le format d’exploitation. Ce qui n’existe plus maintenant puisque plus personne ne sait coucher du son sur une pellicule 70. Aujourd’hui ce qui est imprimé sur la pellicule c’est un timecode qui se synchronise parfaitement avec le serveur DTS qui synchronise parfaitement les sous-titres à l’audio. Tu joues n’importe quelle partie de la pellicule, il retrouve tout de suite où il est et t’envoie tout de suite le bon son et les bons sous-titres. C’est comme ça que ça fonctionne. Donc du coup, Tarantino a tourné en 65mm, toute la post-prod s’est faite en 70 ce qui est rarissime, aujourd’hui on fait tout en numérique. Le seul labo encore capable de traiter du 70 sur la planète c’est FotoKem aux Etats-Unis. Ils se sont chargé de la post-prod du film en 70 puis ont livré les copies dans le monde. Toutes les copies 70 viennent de là-bas.

“Il y a très très peu de gens maintenant qui sont capables de traiter un film en photochimique de A à Z, vraiment très très très peu.”

Un savoir-faire en perdition.

En France on avait un laboratoire qui s’appelait Arane et qui est fermé depuis. C’était parfois même le bras droit de FotoKem. Quand il y avait des sorties 70, ils en envoyaient une partie se faire tirer chez Arane. C’était un des rares labos qui savait faire du 70 et c’était en France. FotoKem est garant de cette culture et de ce savoir-faire. Là on parle du 70 mais de manière générale dans l’industrie photochimique, le 35mm, c’est pareil. Il y a de moins en moins de labos qui savent faire du 35, Eclair à récemment arrêté, maintenant il ne reste plus que Digimage. Il y a un autre petit labo qui s’appelle Film Factory qui s’est plus mis sur le créneau des quelques productions françaises qui tournent encore en 35. Il y en a quelques unes et ça leur suffit à faire en sorte que leurs machines de tirage tournent à peu près tous les jours. Tous les jours ils reçoivent des boites de rushes 35 et ils les numérisent pour faire une post-production numérique. L’autre laboratoire, Digimage, est plutôt sur un créneau de conservation. C’est très très limité, il ne reste plus grand chose. Il faut savoir qu’il y a une dizaine d’années toutes les copies étaient systématiquement envoyées en 35 dans les salles. Quand tu sortais un Harry Potter, un Star Wars ou tout blockbuster de l’époque, t’avais 800, 900, 1000 copies de fabriquées comme ça en 35. De là, on a perdu en une année quasiment la moitié des copies. En deux ans c’était quasiment fini et après ils ont fermé. Ça a été très très vite, le numérique est arrivé, a tout fauché, et effectivement le savoir-faire s’envole avec. Il y a très très peu de gens maintenant qui sont capables de traiter un film en photochimique de A à Z, vraiment très très très peu.

Le coût des copies

Une copie 35 à l’époque, quand l’industrie battait son plein, en moyenne c’était autour de 1000€. Maintenant une copie numérique coûte beaucoup moins cher, autour d’une centaine d’euros à peu près. Après ça dépend des systèmes, si on compte le prix du disque dur ou si on le récupère après. D’autres systèmes permettent d’envoyer la copie en dématérialisé via des tuyaux sécurisés professionnels. Ça peut même être moins de 100€. Quant à la copie 70, là on ne peut plus comparer avec ce qui se faisait il y a 20 ans parce que tous les laboratoires photochimiques étaient encore debout, il y a avait plusieurs fabricants de pellicule donc il y avait de la concurrence. Maintenant on est sur un savoir-faire qui est très particulier, en danger, on est sur une industrie de pellicule où tout le monde a raccroché. Il ne reste que Kodak, les derniers sur la planète à faire encore de la pellicule. Chaque fois qu’ils ont des commandes j’imagine qu’ils doivent tout remettre en route, donc ce ne sont plus du tout les mêmes coûts. Pareil pour les laboratoires. C’est pour cela qu’on arrive maintenant à une copie 70 qui coûte quasiment 30 000€. Une seule copie.

Pourquoi SND s’est lancé dans l’aventure

Dès le début on savait que ça serait compliqué d’être rentable mais il se trouve que SND adore le cinéma, que c’est notre raison d’être. Et un film de Tarantino franchement ça le fait, c’est une aventure extraordinaire. On a décidé de tenter notre chance parce que ce sont des moments de cinéma extraordinaires, c’est un peu pour l’amour de l’art. Après on espère finir par être rentables avec toutes les diffusions et tous les médias dérivés, on espère vendre des DVD et des Blu-Ray, des clics de VOD, des diffusions TV, etc. Mais c’est vrai que la sortie en salle ne suffit plus à rentabiliser ce film là. Mais c’est une expérience très rare.

Le devenir du matériel de projection et de la copie

Certains cinémas avaient leur propre matériel, et le laissent en place, parce que maintenant qu’il est installé ils vont peut être essayer de récupérer d’autres films en 70, et se faire des trips de ciné-clubs, des soirées spéciales. Certains ont dit qu’ils allaient faire ça. Pour d’autres c’est un matériel qui a été emprunté, démonté et restitué. Le matériel que nous avons utilisé pour le Grand Rex, appartient à Alain Surmulet, qui l’a restauré, qu’il bichonne, qu’il stocke dans des locaux et qu’il ressort de temps en temps comme ça pour des trucs évènementiels. Et puis voilà !

Après avoir fait deux semaines à Paris au Marignan, la copie a fait deux semaines à Elbeuf. Puis après on ne sait pas. On a quelques demandes qui commencent à arriver avec des envies de projections en plein air dans des festivals mais rien de fixé pour le moment. C’est une chose exceptionnelle, donc des gens essaient de monter des trucs pour continuer à faire vivre un peu cette copie et éviter qu’elle ne regagne trop vite un stock. Elle sera stockée en France.

Qu’est ce qui te plait dans l’Ultra Panavision ? 

C’est l’expérience visuelle qu’on a. Toutes les salles ne restituent pas de la même façon une projection comme ça. Déjà le truc qu’on a complètement oublié avec le cinéma numérique c’est ce léger scintillement qu’on perçoit quand le film est projeté, j’aime bien, ça a un côté magique, ça me rappelle les grosses expériences de cinéma que j’ai eu en 35. On a retrouvé ce sentiment là. Puis moi j’adore l’argentique parce que contrairement au numérique, on a beau eu faire beaucoup d’effort de ce côté-là, il n’empêche que ça reste des uns et des zéros et que ça a quelque chose d’un peu froid. L’image est super léchée mais il y a moins de profondeur d’image, c’est moins doux… Ce sont des choses que j’ai retrouvées avec bonheur sur du 70, une image qui est très douce, très agréable, une profondeur de champ incroyable. En Ultra Panavision ce qui est intéressant, c’est voir dans un même cadre des tas de choses différentes. Tu regardes ce que tu as envie de regarder. C’est un film qui est très intéressant à voir plusieurs fois parce que la première tu suis l’action principale et puis dès la deuxième tu peux commencer à regarder tout ce qui se passe autour, les trucs qui sont plus discrets. Il y a une telle profondeur de champ que tu vois tout ce qui se passe, sur un grand écran t’en perds pas une miette. C’est génial parce que du coup la mise en scène prend tout son sens. Voilà, c’est ça qui m’a plu. Pouvoir retrouver ça c’est assez inédit. Alors après dans une belle salle de cinéma avec un projecteur numérique en 4K tu peux retrouver des sensations approchantes mais franchement, le photochimique et en particulier le 70 est un cran au-dessus, le plaisir est encore plus grand. En ce qui me concerne ce n’est pas comparable, une grande expérience.

Propos recueillis le 21 janvier 2016 par téléphone.

Correction : Aurèle Collin.

Publié le 7 février 2016. Dernière mise à jour le 30 décembre 2019.

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